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Ce texte est initialement destiné au journal interne à l’asbl l’Equipe, mais les auteurs ont également souhaité le proposer pour diffusion sur le site d’Alter-Psy
Depuis Juillet 2016 les professions de psychologue clinicien et de psychothérapeute sont réglementées. Maggie De Block, actuelle ministre de la santé a modifié la loi dite « Muylle », de 2014, fruit d’un consensus de tous les acteurs de terrain, qui avait pris plus de 20 ans pour aboutir. En réalité, sous couvert de modifications pour la rendre applicable, elle l’a profondément changée.
La nouvelle loi a été rédigée et a été votée dans un laps de temps extrêmement court. Elle est libellée « approuvée » par le terrain, mais elle n’est bien vue que par des associations professionnelles liées à une seule branche du complexe paysage de la santé mentale.
Elle est présentée comme extrêmement favorable aux citoyens, censée les « protéger des charlatans » et « favoriser le remboursement des séances ». Comment dès lors, ne pas s’en réjouir ?
Qu’implique cette loi, concrètement ? Elle est extrêmement complexe. Pire, elle est extrêmement floue, et contient toute une série de précisions qui ne seront apportées que par la suite. Plusieurs conséquences se dégagent clairement.
La profession de psychothérapeute n’existe plus. La psychothérapie sera dorénavant réduite à une série d’actes, à une spécialisation dispensée par un nombre restreint de lieux reconnus (à définir par la suite).
Cette spécialisation n’est accessible qu’aux détenteurs de trois diplômes : les médecins généralistes, les psychologues cliniciens et les orthopédagogues cliniciens (presque uniquement représentés en Flandre).
De tous les psychothérapeutes exerçant au moment de l’entrée en vigueur, seuls les détenteurs d’un diplôme relevant de la santé pourront continuer à la pratiquer de manière dite autonome : infirmiers, kinésithérapeutes, médecins. Exit les assistants sociaux, éducateurs, sociologues, anthropologues, philosophes, qui sont, eux, obligés d’être supervisés et de travailler dans un centre interdisciplinaire.
Derrière ces aspects techniques qui ont déjà des conséquences dramatiques, le projet est de paramédicaliser nos professions et d’ériger comme valeur absolue la « scientificité » de nos pratiques. Si nous reculons encore d’un pas, nous apercevons que derrière la « science » des approches « evidence based », seules reconnues et citées par la loi, se cachent des objectifs de budgétisation et de contrôle. C’est l’efficacité qui est visée, au sens de l’épargne et de la productivité. La protection des patients prônée se fait au prix de la liberté. Liberté de s’adresser à un(e) psychothérapeute de son choix, mais aussi liberté du psychothérapeute de choisir une orientation et de se positionner en fonction de ce qu’il repère dans le transfert.
Malgré le manque de temps de réaction, malgré la dimension de « rouleau compresseur » de cette loi, les enjeux étaient trop importants. Essentiels même. Plusieurs recours ont été introduits par une série d’associations et de regroupements de professionnels. Des ponts ont été construits, des conflits et des divergences ont été mis de côté ou dépassés, afin de rassembler énergies et moyens, au service de la dimension éminemment humaine de nos métiers.
Après l’obtention d’une suspension des mesures transitoires (les aspects de la loi concernant les psychothérapeutes exerçant au moment du vote de la loi), en décembre 2016, une annulation partielle de la loi a été obtenue. Tous les psychothérapeutes actifs au 31 août 2016 sont pour l’instant autorisés à continuer à travailler.
Cette première victoire importante ne concerne donc qu’un des aspects négatifs de la loi.
Le 30 Janvier 2017, lors d’une conférence de presse conjointe, 5 associations ont présenté les autres recours introduits. Voici des extraits du texte de présentation de la conférence [2]
« Le collectif Alter-Psy (entretemps devenu a.s.b.l.) :
Le groupe de travail des fédérations, coordonné par la LBFSM (Ligue Bruxelloise Francophone pour la Santé Mentale) représentant 3.300 travailleurs et 288.000 usagers.
La Plateforme PsySM (Plateforme des Professionnels de la Santé Mentale)
L’APPPsy, l’UPPsy (Fédération Nationale Agrée des Psychologues Praticiens d’Orientation Psychanalytique et l’Union Professionnelle des Psychologues)
Les arrêts de la Cour Constitutionnelle concernant les recours devraient être prononcés au début de l’année 2018.
A noter également que suite à l’entrée en vigueur de la loi en question, le COPEL-COBES [3] a vu le jour. Il s’agit du Collectif des Praticiens de la Parole, qui lutte activement, par différents moyens, pour défendre les valeurs de tous les travailleurs de l’humain qui n’adhèrent pas aux valeurs véhiculées par le nouveau cadre légal.
Au-delà de soulever de nombreuses questions quant au fonctionnement de notre dite démocratie (qui suppose une distribution égalitaire de la parole) vu les procédures utilisées, le projet de loi sur la psychothérapie du 10 juillet 2016 porte atteinte à une certaine conception de l’humain et de toute la créativité développée pour prendre soin de sa souffrance. Mais il est à noter que la ministre de la santé vient prendre sa place dans un certain contexte sociétal, une vision du monde qui laisse la place à ce genre de réglementation néolibérale des professions.
Dans sa conférence du 13 janvier 2017, Roland Gori [4] propose une réflexion autour des politiques en santé mentale et interroge, de quoi (l’illusion de) la santé mentale est-elle le nom ? Nous sommes confrontés à une vision capitaliste de la souffrance, de la psychopathologie, qui fait fi du malaise dans la civilisation et d’un sujet divisé, traversé de contradictions. La souffrance n’y est plus perçue comme consubstantielle à la condition humaine mais comme une anomalie car elle va à l’encontre du programme du bonheur dans lequel chacun est censé s’inscrire. L’humain, déshumanisé, y est vu comme une machine du rouage et son bien-être est souhaité dans le but qu’il puisse réintégrer le plus rapidement possible le système de production. Plus aucun besoin de penser ; la parole étant dorénavant inutile, on lui préférera des icônes. Le tout sous le couvert de la religion de la science (où l’on vote pour savoir si un diagnostic à sa place dans un manuel ou non !). Roland Gori montre avec finesse en quoi ce contexte n’est pas sans lien avec l’effondrement des valeurs qui servaient pendant longtemps de repères. Cette chute laisse la place à la consommation et à l’hédonisme de masse.
Souffrance et symptôme
Georges Canghillem (1943) soulignait qu’une anomalie ne devient pathologique qu’en fonction d’un certain environnement. Dans la conception de la santé mentale qui médicalise l’existence, la focale est mise sur les troubles, les comportements déviants, anormaux, les facteurs de risque, en évacuant la singularité et la signification du symptôme, sa fonction, ce que le sujet y met. Le sujet de la post-modernité est pensé comme un individu à risque, une somme de ses comportements. Il y a un rejet massif de la dimension narrative du récit, de la dimension subjective. Cette logique de production d’un individu conforme n’est pas sans rappeler de sombres parties de notre histoire collective. En outre, une telle conception vise un individu isolé, sans prendre en compte le contexte global dans lequel il se trouve. Ce faisant, cela porte atteinte au collectif et aux solidarités existantes.
Dans le texte de loi de Maggie De Block, l’attention est mise sur l’image, le label, plutôt que de porter attention sur la qualité du contenu. Balayant la dimension du transfert qui fait que chaque relation thérapeutique va se tisser au cas par cas et que l’œuvre du psychothérapeute devient une sorte d’artisanat, cette conception pousse vers une conformisation de pratiques pensées comme valables pour tous, afin d’obtenir une normalisation des personnes qui y sont soumises.
Sous couvert de vouloir protéger les droits des patients, une telle conception des soins porte en fait directement atteinte aux plus démunis d’entre eux, que nous rencontrons quotidiennement dans notre clinique. Qu’adviendra-t-il en effet de ceux qui ont fait le choix d’un certain symptôme pour se débrouiller dans la vie et qui n’entrent pas dans les grosses autoroutes toutes tracées ? Les droits ne seraient-ils dorénavant réservés qu’aux personnes se conformant à la logique libérale ?
Parcours de soin et efficacité : qu’en est-il du sujet et de la relation ?
Le projet de la ministre est de d’établir un nombre défini et extrêmement restreint de séances qui serait nécessaire pour obtenir une guérison des symptômes/ une réadaptation, ignorant la dimension de relation à l’œuvre dans un processus psychothérapeutique. En effet, si les résultats ne sont pas atteints avec l’intervenant de première ligne, la personne pourrait rencontrer un autre professionnel qui, éventuellement, l’adresserait à un intervenant de deuxième ligne. Ce dispositif fait complètement fi du temps nécessaire pour qu’un lien de confiance puisse se tisser et qu’une parole émerge. Or, nombreux sont nos patients qui mettent parfois plusieurs mois, voire plusieurs années avant de pouvoir mettre des mots sur un vécu traumatique, une consommation, un phénomène élémentaire… tant ils sont pris dans des vécus de honte, de méfiance, d’angoisse… En outre, les effets d’une intervention, d’une interprétation ne sont repérables que dans l’après-coup et n’entrent dans aucun programme préétabli. L’intervenant de première ligne serait dès lors dans l’impossibilité d’évaluer son acte !, dimension pourtant chère à notre ministre. Par ailleurs, les sujets que nous rencontrons sont parfois pris dans un rapport à l’Autre et au monde qui fait qu’un lien thérapeutique reste nécessaire sur le (très) long terme. C’est ce qui leur permet entre autres de s’inscrire à minima dans la cité.
Et nous, là-dedans ?
Une telle conception de la prise en charge de la souffrance humaine va à l’encontre de la philosophie de travail propre à l’asbl l’Equipe. En effet, au-delà de la grande variété des pratiques dans les différentes structures de notre association, une philosophie, insufflée par Jean Vermeylen et orientée par la sociothérapie nous rassemble. Cherchant à se dégager d’un projet thérapeutique valable pour tous, les institutions y ont été pensées comme des alternatives à la psychiatrie classique. Elles constituent une sorte de boîte à outils où chaque personne pourra venir puiser ce qui lui convient.
La sociothérapie implique que c’est le collectif de l’institution qui fait soin. Cela suppose de se décaler d’une vision mettant au centre le pouvoir médical. Les savoirs, les responsabilités se partagent dans des institutions qui sont pensées comme le plus horizontales possibles. Quel sens cela aurait-il de hiérarchiser les fonctions des différents intervenants, soumettant certains au savoir supposé d’autres, découlant uniquement d’un diplôme ? Ce serait évacuer la dimension du transfert qui fait qu’un sujet va décider de s’adresser à une personne en fonction de ses projections. Nos pratiques s’appuient d’ailleurs sur une constellation transférentielle qui fait que diverses tonalités de relation peuvent se nouer. Comment dès lors définir ce qui relève de la psychothérapie ou pas ?
La visée est de pouvoir repérer la fonction d’un symptôme pour le sujet, que celui-ci puisse trouver des voies pour se dire – et c’est bien souvent là où on ne l’attend pas qu’il viendra déposer sa parole. Dans le cadre de Babel par exemple, il s’agira d’introduire un pas de côté par rapport à l’usage de produits, qu’ils soient illicites ou prescrits, pour réintroduire de la parole, tenter de cerner la fonction de cet usage. Cela passe notamment par un décalage de la dimension médicale pour élargir au collectif soignant (que ce soit par le biais d’un suivi social ou psychologique, une permanence, une l’accompagnement vers une activité extérieure…).
Dans une telle clinique aux marges du lien social, le levier de travail ne se situe pas au niveau des capacités de conformisation, mais dans une attention à prendre place dans le cadre de l’institution (et éventuellement plus tard dans la société plus élargie). Chaque patient/pensionnaire/résident y est considéré comme citoyen, sujet social de la communauté.
Et maintenant ?
Les professionnels se trouvent dès lors profondément marqués par de telles pressions administratives et politiques qui deviennent de plus en plus nombreuses. Leur pratique leur est en quelque sorte confisquée par la logique du chiffre et de l’efficacité. Ils se retrouvent coincés entre des valeurs, une éthique et une logique gestionnaire de plus en plus invasive. Les savoirs et les pratiques sont hiérarchisés en fonction de la possibilité de traduction en langage de machine. Comme le souligne notre collègue Renaud Brankaer dans le texte rédigé en vue du recours introduit par la LBFSM, la loi du 10 juillet 2016 plonge de nombreux professionnels dont l’expérience et la qualité thérapeutique ne sont plus à démontrer dans l’illégalité et les soumet à l’avis de professionnels labellisés « autonomes ».
Comment dans ce contexte pouvoir introduire de petits pas de côté, trouver des voies alternatives ? Comment retrouver la parole ? Et ce, afin de refuser d’être mis en position d’agent de normalisation ou de contrôleur des comportements déviants, de la potentielle dangerosité qu’il faudrait dénoncer – comme menacent de le faire les nouvelles lois votées portant directement atteinte au secret professionnel. Comment retrouver une capacité de créer (des relations, des savoirs et des savoirs-faires sur mesure), dans le lien avec nos patients, mais aussi dans le travail avec le réseau que nous cherchons à tisser autour de chacun d’eux ?
Il paraît en tout cas nécessaire de recollectiviser la pensée, de se rassembler pour penser les pratiques et pour agir. Cela a déjà porté ses fruits, notamment via l’obtention de l’annulation de la loi grâce au recours introduit par Alter-Psy.
Et la résistance peut déjà se jouer dans les actes individuels et les décisions d’équipes quotidiens défendant une pratique décalée des normes attendues. D’où l’importance de tenter d’aménager des espaces pour penser, inventer d’autres manières de faire. A ce titre, le Fil de l’Equipe pourrait constituer une des voies pour rendre compte de la diversité et de la créativité de nos pratiques.
Publié le 26/09/2017
[1] Pour plus d’informations sur le collectif Alter-Psy : http://www.alter-psy.org ou par mail à info@alter-psy.org
[2] Il est possible de consulter le texte dans son entièreté à l’adresse suivante : http://www.alter-psy.org/Les-recours-contre-la-loi-De-Block-Conference-de-presse.html
[3] Un meeting est organisé le jeudi 28 septembre 2017 de 10 à 14h. Pour plus d’informations sur le COPEL-COBES, consulter le site : http://copel-cobes.be. Il est possible de recevoir tous les textes du collectif en s’inscrivant à cette adresse : copescopel@gmail.com.
[4] Roland GORI, Nouvelles politiques en santé mentale : de quoi la santé mentale est-elle le nom ?, rencontre-débat, 13 janvier 2017, Namur, Ligue Wallonne pour la Santé Mentale.